Retour au numéro
Vue 42 fois
20 novembre 2024

Articuler dialogue social et dialogue professionnel

Antoine Massol [TBS Education 1995]

Antoine a un parcours riche et plein de rebondissements. Plus jeune pilote de France à 17 ans, il devient élève pilote de l’Armée de l’Air puis intègre l’ENAC. Il y obtient son brevet de pilote de ligne théorique et acquiert une double compétence dans le contrôle aérien. Après un Master SI à TBS Education et un passage chez Astrium où il découvre l’univers du spatial, il devient consultant en avionique chez Safran Engineering sur les programmes single-aisle, longrange et A380. Insatisfait par son environnement professionnel, en quête de sens au travail et dans la vie, il explore le droit, la philosophie, la théologie et prépare même à un CAP de cordonnier.

 

Son engagement social s'intensifie : mission handicap, commission consultative départementale de sécurité et d'accessibilité (CCDSA), association petits frères des Pauvres dont il devient vice-président pour l’Occitanie, etc. On le retrouve en 2016 représentant syndical chez Altran, leader mondial des services d'ingénierie et de R&D où il est en première ligne lors de la fusion-acquisition par le groupe

 

Capgemini en 2020. Il s’intéresse aujourd’hui à l'objet scientifique au sein du programme de recherche interne à dimension sociale Future of People@Work. Il réalise la synthèse de ses acquis professionnels dans le projet d'innovation responsable Innov4good. Antoine, « apprenant » permanent dont la boussole semble être la curiosité encouragée par son goût de la liberté, nous livre ses réflexions.

Comment le consultant en avionique devient-il chercheur en innovation sociale ?

 

J'ai toujours été intrigué par les dynamiques sociales au sein des organisations. Comment les personnes et les communautés interagissent-elles, dans la coopération ou le conflit, pour créer et innover ? Pourquoi, si souvent, n'interagissent-elles pas et créent-elles sans innover vraiment ? Car créer ne veut pas dire innover, du moins pas directement. La création devient innovation lorsqu'elle trouve son public et que celui-ci la reconnaît dans son universalité.

 

C’est en cherchant à comprendre ces questions que je me suis intéressé à la sociologie du travail. Ma démarche est ici une dialectique combinée au désir de contribuer à un environnement du travail plus humain, plus juste et plus durable. Pour moi, l'innovation sociale est le point de rencontre entre raison dialectique et désir créateur, la liberté naît de cette rencontre, une liberté qui s’offre en partage pour donner sens à la vie et au travail. Mon approche de la raison est hégélienne (mouvements contradictoires et dépassement de ceux-ci comme moteur de l’histoire et de la pensée vers un idéal absolu).

 

À l'opposé de l’idéalisme allemand, celle du désir s’est enracinée en moi à travers le courant personnaliste communautaire (primauté de la personne et des communautés humaines comme être relationnel participant au monde sensible et espaces d’engagement et de réalisation de soi). Mon prof de philo en terminale m’a fait aimer Louis Lavelle, métaphysicien spiritualiste et personnaliste, de la valeur et de la participation, dont je dévorais les recensions plutôt que son œuvre (monumentale), tant je désirais l’englober du premier regard. Les philosophes ayant offert à la science les outils conceptuels pour appréhender la condition humaine et sociale, j’ai pu y choisir mes armes.

Quel est le sens de vos recherches ?

 

Mon arrivée au sein du programme Future of People@Work est conforme à ma démarche intellectuelle. Le groupe Capgemini, comme la plupart des acteurs économiques aujourd’hui, est conscient, si ce n’est acteur des transformations profondes qui traversent le monde du travail. Les enjeux écologiques, la digitalisation, les nouvelles aspirations des salariés obligent les entreprises à repenser leur écosystème. L’innovation sociale prend alors tout son sens. Ce qui m’a séduit chez Altran, devenu Capgemini Engineering en avril 2021, c’est sa résolution à placer l’humain au cœur de sa réflexion sur l’innovation. Le projet de recherche Innov4good, sur lequel je travaille actuellement, en est la parfaite illustration. Il s’agit de démontrer que la prise en compte des aspects humains, sociaux et sociétaux est essentielle pour une innovation durable et responsable.

 

L’innovation sociale a donc un lien avec le climat ?

 

Absolument, l'innovation sociale est fondamentale pour lutter contre le changement climatique. Elle prend en compte les aspects sociaux au-delà des seuls aspects environnementaux des processus de création de valeur. Par exemple, l’analyse de cycle de vie sociale (ACV Sociale) mesure l’impact social des produits, services ou organisations tout au long de leur cycle de vie. Elle ne se limite pas à l'empreinte carbone mais s'étend aux conditions de travail, à l'impact sur les communautés locales et l’accès aux ressources. L’ACV Sociale, sur laquelle nous travaillons, permet à nos clients d'avoir une vision globale et d’identifier les leviers d’action pour une innovation plus durable.

 

"L'innovation sociale est le point de rencontre entre raison dialectique et désir créateur, la liberté naît de cette rencontre, une liberté qui s’offre en partage pour donner sens à la vie et au travail."

Quel rôle joue votre projet de recherche dans les offres de Capgemini ?

 

Le projet Innov4good s'inscrit dans la stratégie de développement durable du groupe Capgemini. L’objectif est double : il s’agit de développer des connaissances et des outils pour aider nos clients dans leur transition vers une économie durable, mais aussi transformer Capgemini Engineering en intégrant l’innovation responsable dans les pratiques de nos équipes. Des recherches sont menées sur l’acceptabilité des technologies, l’impact social des organisations (turn-over, burn out ; versus équité de traitement, avantages sociaux…), les modèles de maturité (produits, services et processus), la mesure de la valeur mixte (économique, sociale et environnementale), les références de compétences vertes… Ces travaux permettent de développer des outils (grilles d’analyse, méthodologies, etc.) pour accompagner nos clients dans leur transformation.

 

Mais Innov4good, c’est aussi une démarche d’apprentissage pour Capgemini Engineering. En travaillant sur ces sujets, nous développons une expertise interne et diffusons au sein de nos équipes une culture de l’innovation responsable.

 

Quel est votre rôle ?

 

Mon rôle s’inscrit dans le cadre particulier du partage des expériences et bonnes pratiques entre consultants et chercheurs. J’y apprends les méthodes de recherche en sciences sociales et apporte en retour mon expérience opérationnelle, avec tout le recul de mes années d’activité. Je contribue ainsi aux démarches scientifiques des projets, sous la supervision bienveillante des équipes de chercheurs, tous titulaires de doctorat en sciences sociales.

 

En tant que consultant ayant bifurqué à temps plein dans l’activité syndicale, mais trop conscient des limites de celle-ci et persuadé de pouvoir servir la communauté de travail bien mieux qu’au sein des instances représentatives du personnel (IRP), j’ai abandonné l’idée de me représenter aux élections professionnelles et imagine d’autres leviers d’action. À l’image du tailleur de pierre qui, dégrossissant la surface à buriner, déplace son ciseau à l’endroit précis où la matière va se fendre, il me fallait trouver un autre angle d’attaque pour rester cohérent avec mes objectifs professionnels.

 

Je venais de participer activement à transformer les IRP Altran afin de préparer leur probable fusion avec celles de Capgemini à l’horizon 2027. Mais comment assurer l’expression collective de la communauté de travail sans une légitimité pleine et entière des acteurs chargés de représenter les employés face à l’employeur ?

Nous savons que cette légitimité est faible en France, spécialement dans la branche Syntec et parmi les cadres. Chez nous, j’évalue le taux de syndicalisation autour de 2% (il est de 5% au niveau Syntec et 10% au niveau national). Par ailleurs, 29% seulement du personnel a voté lors de nos dernières élections professionnelles. Dès lors, comment prétendre être utile, efficace, et surtout crédible dans le dialogue social quand on porte un mandat électif ou désignatif si peu représentatif ? C’est là un des verrous élémentaires que je me propose de lever à l'appui de la méthode scientifique.

"L'analyse de cycle de vie sociale (ACV Sociale) ne se limite pas à l'empreinte carbone mais s'étend aux conditions de travail, à l'impact sur les communautés locales et l’accès aux ressources."

Pouvez-vous nous en dire plus sur vos pistes de recherche ?

 

Traditionnellement, le dialogue social se joue principalement au niveau de la négociation collective et des IRP. C’est une participation verticale, indirecte et structurée, encadrée par la loi, qui porte sur des sujets importants comme les salaires, les conditions de travail, l’organisation du travail… En complément, on trouve le dialogue professionnel. C’est au contraire une participation horizontale, directe mais avec des modalités plus souples, sans intervention des IRP, qui se déroule au quotidien entre managers et membres des équipes.

Il porte sur des sujets plus opérationnels, plus concrets, liés à la réalisation des tâches. S’il repose sur le droit d’expression directe et collective introduit dans les années 80 par les lois Auroux, ce droit a peu évolué. Nous sortions alors des Trente Glorieuses, la croissance économique commençait à ralentir et les rapports sociaux à se tendre, en raison notamment d’un modèle industriel fordiste dépassé. La mise en place du dialogue professionnel, inspiré des cercles de qualité du toyotisme, fut proposé, et le dialogue social considérablement renforcé.

 

"L'innovation responsable, pour être durable, doit s'appuyer sur un dialogue ouvert, équilibré et constructif entre toutes les parties prenantes."

 

Nous savons que la bonne articulation entre dialogue social et dialogue professionnel garantit la bonne santé de l’entreprise : elle favorise la qualité du travail, des produits et des services, développe l’intelligence collective et stimule l’innovation, apaise le climat social, renforce la confiance, la coopération et la cohésion. Nous sommes ainsi convaincus que l'innovation responsable, pour être durable, doit s'appuyer sur un dialogue ouvert, équilibré et constructif entre toutes les parties prenantes.

Le problème est que ces deux niveaux de dialogue restent le plus souvent cloisonnés alors qu’ils devraient s’alimenter l’un l’autre. La faible légitimité des syndicats y apparaît comme une cause objective, mais d’autres raisons plus ou moins liées restent à investiguer.

 

Le développement rapide des communautés de pratiques, sous l’impulsion des générations Y et Z, que les employeurs tentent d’organiser et déployer en réseaux d’innovation, est déjà une réponse substantielle aux enjeux du dialogue professionnel. Les moyens mobilisés à ce titre sont significatifs d’une volonté réformatrice vers des pratiques managériales plus humaines, plus participatives, plus inclusives, plus agiles, à l'appui de solutions technologiques collaboratives portées sur des intranets de plus en plus puissants et outillés.

Quant au dialogue social, les syndicats accepteront-ils de le combiner à un dialogue professionnel en complète mutation ? Il leur faudrait pour cela ne plus craindre de voir ce dernier instrumentalisé par le management pour contourner leurs prérogatives dans la défense des intérêts collectifs et individuels. Il leur faudrait également dépasser la culture du compromis dans la pratique de la négociation collective.

 

À partir du moment où les parties prenantes se limitent au jeu de pouvoir, c’est le rapport de force qui dicte la négociation, rarement l’innovation sociale. Or nous savons bien comment marche le rapport de force dans une relation déséquilibrée. Et à ce petit jeu du maître et de l’esclave (cf. Hegel, Phénoménologie de l'esprit), l’employeur n’est pas en reste et a beau jeu de se montrer magnanime.

 

C’est sur ces pistes que commence mon travail de recherche.

 

Parmi les attentes des jeunes vis-à-vis de l’entreprise, la quête de sens est devenue forte. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

 

C’est une question très tendance que vous me posez. Je vais axer ma réponse autour de la crise du désir car c’est une des clés de compréhension de la perte de sens des générations Y et Z. Le désir, contrairement au besoin, n'est pas limité. Il est une aspiration profonde de l'être humain dans une visée qui le transcende. Or la société de consommation a transformé le désir en besoin immédiat sans cesse renouvelé, le vidant ainsi de toute profondeur et dimension spirituelle. Par ailleurs, en valorisant l'individu au détriment du collectif, elle a conduit à la fragmentation de ce désir. Chacun cherche à satisfaire ses propres pulsions, sans se soucier du bien commun.

Confronté ainsi à une crise des valeurs et à une désorientation existentielle, la jeunesse éprouve des difficultés à donner un sens à son désir et à le hiérarchiser. La conjonction des crises actuelles ne fait qu’amplifier cette perte de sens. C’est là que je fais appel à la philosophie personnaliste communautaire. À la suite de Louis Lavelle et son approche métaphysique, et bien qu'élaborée entre les deux guerres, l’approche existentialiste d’Emmanuel Mounier offre, selon moi, un cadre pertinent pour analyser le désir des jeunes générations.

 

Face au nihilisme ambiant et à la montée des autoritarismes des années 30, la jeunesse européenne oscillait entre repli sur soi et activisme irraisonné. La quête de sens devenait chez eux un enjeu vital à la mesure des catastrophes humanitaires qu’ils allaient devoir subir une deuxième fois. Mounier les appelle alors à une “révolution personnaliste et communautaire", troisième voie entre libéralisme individualiste et collectivisme autoritaire. Cette révolution visait à concilier le développement personnel et la construction d'une société plus juste, basée sur la recherche du bien commun et sur la reconnaissance de la dignité de la personne humaine.

 

Faisant écho aux aspirations contemporaines de la jeunesse au travail porteur de sens et de valeurs, aux modes de gouvernance plus horizontaux et démocratiques qui lui permettrait de se sentir utile et engagée, la pensée de Mounier nous est d’une aide précieuse. Elle nous invite à repenser l'entreprise comme un lieu d'épanouissement personnel, de créativité et de coopération, et non comme un simple rouage de production et de profit. Il nous faut pour cela réconcilier l'économique et le spirituel, conjuguer la quête d'efficacité et de satisfaction des besoins matériels avec la dimension humaine du travail. 

"Il nous faut réconcilier l'économique et le spirituel, conjuguer la quête d'efficacité et de satisfaction des besoins matériels avec la dimension humaine du travail."

Pour conclure ?

 

L'industrie 4.0 aurait-elle fait long feu ? Consacrant les technologies intelligentes telles que l'intelligence artificielle (IA), la connectivité cloud, le Big Data, la réalité augmentée, la cybersécurité, l’Internet des objets (IoT), les jumeaux numériques, la fabrication additive… la quatrième révolution industrielle a mis l'accent sur l'efficacité et la productivité au risque d’oublier l'humain. Associée au Lean management inspiré lui aussi du toyotisme, lequel se concentre sur l'élimination des activités sans valeur ajoutée, les dérives matérialistes et la perte de sens au travail se sont aggravées. Un nouveau “temps moderne” à la Chaplin s’annonçait à brève échéance. Le programme

Future of People@Work s’inscrit dans ce contexte de transformation profonde du monde du travail en interrogeant le passage vers l'industrie 5.0. Cette extension de l'industrie 4.0 envisage de replacer l'humain au centre des technologies qui s'y déploie afin de créer une collaboration plus harmonieuse entre l'homme et la machine : une machine mise au service de l’homme et non plus l’inverse.

 

"Créer une collaboration plus harmonieuse entre l'homme et la machine : une machine mise au service de l’homme et non plus l’inverse."

 

Ce changement de paradigme implique de repenser le dialogue social et l’action syndicale en dépassant le cadre stéréotypé de la négociation collective et des IRP, en lien avec l’émergence des communautés de pratiques et des réseaux d'innovation qui, supportés par les nouvelles technologies de l’information, ouvrent la voie à un dialogue professionnel plus transparent, riche et inclusif. La clé d'une innovation véritablement durable et responsable réside dans l'articulation réussie de ces deux niveaux de participation conciliant les impératifs économiques avec le bien-être des travailleurs et la recherche du bien commun.

Ce nouveau modèle d'entreprise, dont le groupe Capgemini pourrait être le champion, réalisera-t-elle la promesse de l'épanouissement personnel, de la créativité et de la coopération au sein d'une gouvernance enfin démocratisée ? Il s’agit de passer de l'asymétrie du rapport de force institué à la symétrie du dialogue intégré, articulé horizontalement et verticalement, où chacun peut libérer son potentiel et contribuer à la réussite collective. L'entreprise démocratique, libérée des carcans du passé, se dessine alors comme l'horizon d'un monde du travail plus humain, plus juste et plus durable.

 

Propos recueillis par Anne Lafont (TBS Education 1988)

Articles du numéro

Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.